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Mikinosuke Kawaishi : le pionnier

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Mikinosuke Kawaishi (1899-1969)

  • Université : Waseda, Columbia - USA
  • Date d’arrivée en France : 1er octobre 1935
  • Période : 1935-1944 / 1948-1969 (30 ans)

Pionnier et aventurier

Un brin aventurier… Les États-Unis dès ses vingt-huit ans, où il fait des études d’économie politique, un long périple en Amérique du Sud, la Grande-Bretagne… L’homme de trente-six ans, qui vient prendre en main les destinées du club de Monsieur Mirkin au 62 de la rue Beaubourg dans le 3e arrondissement de Paris, ne manque pas d’expérience.

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Il fonde rapidement son propre club dans la même salle, le Club Franco-Japonais, et donne bientôt des leçons particulières à Feldenkrais – qui sera d’ailleurs la première ceinture noire officieuse décernée par le maître japonais. Ce dernier fermera son club de la rue Beaubourg pour rejoindre la salle de Feldenkrais comme directeur technique – rue Thénard et, plus tard, au 10 bis rue du Sommerard dans le 5e arrondissement. 

En se réunissant, les deux groupes opèrent la fusion des premiers élèves historiques de Kawaishi, dont le jeune Jean De Herdt, avec l’élite intellectuelle qui pratique le judo sous l’influence de Feldenkrais. Une part de la notoriété, de l’ambition et de l’exigence du judo français naît de ce moment historique.

La « méthode Kawaishi »

La « méthode Kawaishi » lui appartient sans aucun doute, mais la vivacité d’esprit de Feldenkrais a contribué à l’approfondir. Mikinosuke Kawaishi construit sa méthode à partir des échanges avec ses élèves occidentaux, dont Moshe Feldenkrais. Il propose un mode d’apprentissage très didactique, qui se distingue par un classement personnel différent de celui du gokyo japonais, où chaque technique est identifiée par des numéros (1er de jambe, 2e de hanche…). Il met également en place un système de grades plus progressif jusqu’à la ceinture noire. C’est ainsi qu’il réussit ce que ses prédécesseurs (comme les cinquièmes dan Aida et Ishiguro du Kodokan dix ans plus tôt) ne sont pas parvenus à faire : alimenter sur le long terme la soif d’apprendre de son premier public français, flatter son goût pour une progressivité à la française, loin du modèle japonais. Si le passage d’Ichiro Abe va relativiser ce modèle, c’est pourtant celui qui va accrocher la conviction d’une nation, qui va l’intéresser et la convaincre d’apprendre.

Mauvais mental

Mikinosuke Kawaishi, c’est la figure du maître oriental bourru, aux remarques aussi souvent profondément pertinentes qu’acérées, c’est l’homme des histoires à double sens, des remarques sibyllines, des tests de comportement, comme celui qui consistait, pour leur inscription, à tendre aux impatients, désireux d’apprendre, un crayon dont la mine s’enfonçait, mesurant ainsi rapidement la capacité de patience et d’adaptation du nouveau membre. C’est l’homme aussi qui demandait qu’on fermât les rideaux quand on montrait les techniques secrètes d’étranglement ou de self-défense – une dimension guerrière, ju-jutsu, qui, à rebours de la tendance Kodokan, fit toujours partie de son enseignement. C’est celui enfin qui assenait un « mauvais mental ! » péremptoire quand le comportement de l’un ou l’autre n’était pas conforme à une attente non dite. Par son attitude aussi il sut séduire, faire réfléchir et même rêver les premiers adeptes d’une discipline confidentielle qui allait devenir une organisation nationale, en partie sous son impulsion. 

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Mikinosuke Kawaishi, Shozo Awazu, Paul Bonet-Maury et Jean-Marcel Andrivet (1955)

Il est omniprésent dans les démonstrations, les passages de grade, tandis que la ceinture noire n°2, le radiobiologiste de renom Paul Bonét-Maury, organise les prémices d’une structure fédérale. En tant que directeur technique, il entraîne les meilleurs combattants, ses élèves. Inventif et moderne, il impose un championnat féminin quand la plupart des professeurs français sont plutôt contre. Il invente une réunion des ceintures noires qui deviendra le Collège National dont il reprendra la tête à son retour du Japon après-guerre, rappelé par le judo français qui ne s’imagine alors pas sans lui. 

Mais la croissance du judo national et les crises qui l’accompagnent marginalisent progressivement le « père » du judo français. La création de la FFJDA (qui prend le relais de la FFJJJ) en 1956 l’écarte progressivement de tout rôle politique et technique. Il vivra des cotisations des élèves de son club, boulevard Blanqui, dans le 13e arrondissement de Paris. Quand Jean Pimentel succède à Paul Bonét-Maury et termine son mandat sur l’organisation des championnats du monde à Paris en 1961, il s’agira de la dernière apparition officielle de Mikinosuke Kawaishi, père du judo français. Claude Collard oriente alors la fédération vers une dimension sportive, et le cap des 100 000 membres sera atteint en 1966.

Son influence

  • Le modèle originel de la « progression française »
  • La matrice culturelle, idéologique et technique du judo français
  • La mise en valeur de la dimension « ju-jutsu » des techniques
  • Un charisme qui fit beaucoup dans la réussite de la discipline
  • La création d’une seule ligne théorique et pédagogique, par le refus de la diversité
  • La progression par les ceintures de couleur
  • Le premier championnat de France féminin
  • L’arrivée de Shozo Awazu en France

 

Shozo Awazu : l’homme dévoué

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Shozo Awazu (1923-2016)

  • Université : Kyoto
  • Date d’arrivée en France : 5 juillet 1950
  • Période : 1953-2016 (63 ans)

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Mikinosuke Kawaishi arbitre Shozo Awazu
Sur le port de Marseille

C’est un sixième dan un peu timide qui débarque à Marseille à l’été 1950. Il est là pour un an. Le respect qu’il doit à ses aînés ne lui a guère donné le choix. Il doit « donner un corps » à Kawaishi sensei, qui a dépassé la cinquantaine. C’est maître Kurihara de la Butokukai de Kyoto, où il fut le condisciple de Mikinosuke Kawaishi, qui l’a désigné. Son arrivée est un événement pour le judo français, qui n’a encore à peu près que Kawaishi comme référence. Profitant de l’énergie des vingt-sept ans d’Awazu, Mikinosuke Kawaishi organise une série de galas, dont celui de Paris, le 21 octobre au Vélodrome d’Hiver, qui fait date. Pour la première fois, le judo passionne les magazines et même la radio, pénètre la sphère du grand public. L’équipe de France de Levannier, Martel, Belaud, Verrier, Roussel, Cauquil, Pelletier, Laglaine, Zin, puis le colosse de Herdt, qui sera le seul à obtenir le nul, rencontre tour à tour le jeune combattant, qui devient vite leur mentor technique.

Partenaire et entraîneur

Partenaire d’entraînement autant qu’entraîneur, Awazu paie de sa personne et travaille à construire l’équipe de France « moderne » qui surclasse toute l’Europe, et triomphe une nouvelle une fois dans les médias lors des premiers championnats continentaux en 1951 à Paris. Henri Courtine et surtout Bernard Pariset sont ses plus célèbres élèves, emportant de nombreux titres européens et des médailles mondiales. Moins éblouissant qu’Abe, moins seigneur que Michigami, Shozo Awazu a pour lui d’être jeune et au cœur du système. Surtout, c’est un homme doux et respectueux de la hiérarchie, qui suivra toute sa vie la voie bouddhiste de non-violence, d’harmonie et de respect de l’autre, supportant sans se plaindre la vie difficile que lui fait vivre Mikinosuke Kawaishi. 

Sans rien revendiquer, il donne aux premiers combattants français la marque du judo de Kyoto, et en particulier un domaine encore inexploré, le ne-waza. Lionel Grossain, triple champion d’Europe, en fut avec Bernard Pariset le premier bénéficiaire. Des générations de jeunes athlètes ont subi le cauchemar souriant de son travail au sol sans fioriture et simplement invincible. Même après sa mission d’entraîneur national, il continue à diffuser le judo dans les stages de professeurs. Cette droiture modeste et cette constance fiable et fidèle, sa capacité à « rester à sa place » même si cela lui a parfois coûté en son for intérieur, refusant toujours la tentation de l’indépendance, a fini par lui donner une place unique dans le judo français. Comme un symbole vivant au-delà du rôle d’expert technique, celui de véritable colonne vertébrale, de moelle épinière de notre aventure encore courte. À l’échelle de la vie d’un homme. La sienne, celle de « Monsieur Awazu ».

Son influence sur le judo

  • La première grande équipe de France
  • La montée en puissance des deux premiers internationaux français, Courtine et Pariset
  • La diffusion du ne-waza
  • L’affirmation d’un style français sur plusieurs générations
  • L’approfondissement du travail des katas

 

Ichiro Abe : le Maître de Toulouse

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Ichiro Abe (1922-2022)

  • Université : Tsukuba
  • Date d’arrivée en France : 28 novembre 1951
  • Période : 1951-1953 (2 ans)

L'élégant du Kodokan

Né dans la préfecture d’Akita, sur l’île de Honshu, au nord du Japon, Ichiro Abe fut successivement élève de Nagaoka (10e dan), Hashimoto, Otaki et Matsumoto. Passé par l’université de Tsukuba, celle de Jigoro Kano, il fut plusieurs fois finaliste de compétition au Kodokan. Mais Abe est avant tout un professeur brillant techniquement. Il est même considéré comme le meilleur quatrième dan du Kodokan (lui affirme être déjà sixième dan, NDLR), quand, à vingt-neuf ans, il est envoyé en France à la demande du Centre Culturel Français pour l’Étude du Judo, le « Shudokan » de Toulouse, créé en 1947, qui l’invite pour deux ans. Quel rôle a joué alors le Kodokan pour sa venue, alors que la montée en puissance de la France intriguait et inquiétait peut-être l’institut qui n’y avait pris aucune part ? Difficile à dire. Le Kodokan réfuta par la suite qu’il eut été son représentant officiel… Sans doute la France fut-elle néanmoins à cette époque le théâtre d’un épisode feutré de la joute ancienne entre le Kodokan de Jigoro Kano, l’école de la synthèse des jujutsu à Tokyo, moderne dans ses visées, et les centres d’entraînement régionaux, dont le Kansai et son Butokukai à Kyoto, plus conservateur dans les méthodes et marqué par la mentalité guerrière du vieux Japon.

Un judo tout en mouvement

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À ce moment-là, l’enjeu caché est incompréhensible aux Français. Dès son arrivée dans le club haut-garonnais, c’est l’effervescence autour de ce judoka au judo particulièrement élégant, où le mouvement combiné au travail du déséquilibre est plus élaboré et enfin expliqué. Les ceintures noires toulousaines, au premier rang desquelles Gilles Maurel, Raymond Angevin et Pierre Brousse, profitent du « meilleur judo que l’on ait jamais vu… Ce judo de l’âge d’or, un judo tout en mouvement, élégant et efficace » décrit le regretté Guy Pelletier, devenu professeur emblématique du judo français, il y a quelques années. Une révolution technique. La réputation du « Japonais de Toulouse » atteint rapidement la capitale. Du coup, très vite, la génération qui cherche au-delà de Kawaishi, celle des Jacques Belaud, Luc Levannier, Guy Pelletier, André Debard, Raymond Moreau, Jean Pujol, Pierre Roussel, Georges Baudot ou encore Bernard Midan, descend régulièrement s’entraîner à Toulouse pour devenir les élèves « Kodokan » de l’époque, et bientôt les porte-parole de son judo et de son style. Il sait tout faire et, surtout, ses décalages d’appui, ses déséquilibres en vague fascinent.

Il révolutionne la méthode Kawaishi

Abe ? Un schisme technique dans le judo français, qui émerveille, énerve aussi. La querelle entre les « Kodokan » qu’il incarne et les « Kawaishi » est virulente. Les premiers reprochent aux seconds de nuire à l’évolution technique et de « confisquer » le judo à des fins personnelles et mercantiles. Les seconds aux premiers de briser l’unité du judo français, notamment depuis qu’ils ont créé, en 1954, l’Union Fédérale Française d’Amateurs de Judo Kodokan. Les élèves de Mikinosuke Kawaishi désignent Ichiro Abe comme l’espion du Kodokan, venu là pour contrôler et diviser. Il n’ira jamais voir son « voisin » Haku Michigami, mais disciple de Kyoto, à Bordeaux. À la fin de l’année 1953, alors que son contrat arrive à terme, il est recruté par la fédération belge. Il y restera durant seize ans, avant de rentrer au Japon. Là-bas, il devient directeur du Kodokan de 1969 à 1977, puis directeur du Conseil du Kodokan de 1997 à 2004.

Promu au grade de dixième dan (seuls quinze judokas ont atteint cette distinction à ce jour) le 8 janvier 2006 en compagnie de Toshiro Daigo et Yoshimi Osawa, il fut, jusqu’à sa mort à l’âge de 99 ans, l’une des dernières grandes figures du judo des pionniers. En quelques mois d’intervention en France, et par son influence en Belgique, il a révolutionné la méthode intuitive de Mikinosuke Kawaishi, mettant l’accent sur une autre dimension pédagogique, la mise en situation de la technique dans le mouvement et l’importance du travail de préparation. Une autre pédagogie qui a donné au judo français une forme de maturité nouvelle par la prise de conscience que les choses « n’étaient pas si simples ». La complexité et l’exigence, un beau cadeau.

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Son influence

  • La prise de conscience en France de la complexité du travail de préparation
  • La création d’un courant « dissident » autour de ce thème et d’un style plus mobile
  • La mise en avant en France d’une certaine idée du judo, plus idéaliste et exigeante
  • La création d’un lien plus étroit entre la France et le Kodokan
  • Une part de la formation de grands professeurs français, Pelletier, Levannier…

 

Haku Michigami : le Samouraï de Bordeaux

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Haku Michigami (1912-2002)

  • Université : Busen
  • Date d’arrivée en France : 11 juillet 1953
  • Période : 1953-2002 (49 ans)

École Busen

Né à Yawatahama, sur l’île de Shikoku, Haku Michigami devient ceinture noire à quinze ans. Décidé à entrer à l’université de Waseda alors qu’il est déjà troisième dan, il se laisse convaincre par son professeur Akamatsu de prendre part à une formation plus classique à Kyoto Busen (Budo Senmon Geiko), celle de l’élite militaire, une université de prestige très sélective… qui le refuse une première fois pour une blessure ancienne. Mais le jeune homme, élevé dans la tradition du Japon strict et sévère d’alors, est têtu : un an plus tard, et après un crochet par l’université de Ritsumeikan, il se présente à nouveau, passe le concours d’entrée et fait partie des vingt admis. Mieux, il est reçu deuxième sur 650 candidats. Busen, c’est la marque de la discipline, de la hiérarchie très marquée aussi entre les cadets et les aînés. Haku Michigami s’entraîne quatre heures par jour. Il devient capitaine de l’équipe en deuxième année. 

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Haku Michigami, Abe Tadashi et Shozo Awazu
Malgré une rupture des ligaments croisés, il refuse d’abandonner ce qu’il considère être une responsabilité. Il ne restera donc pas hors du tapis durant les six mois nécessaires et ne pourra jamais plus plier son genou au-delà de 90°. Cette année-là, Busen remporte les dix-sept combats contre des judokas d’Hiroshima désabusés. Il fut aussi de la première équipe contre le Kodokan.

Un caractère de leader

Façonné successivement sur le plan technique par les maîtres Isogai, Tabata (inventeur du o-uchi-mata dans le nage-no-kata), Fukushima et Kurihara, son caractère de leader s’affirme. Certifié professeur en 1938, il enseigne alors à la Kochi High School. Mais l’appel de l’étranger est là et il saisit deux ans plus tard l’opportunité de s’installer à la Toa Dobunshoin University de Shanghai. Il y fait fortune, amassant quelque 2,5 millions de yens de l’époque. Mais le Japon est en guerre. Il revient à grand-peine dans sa ville natale, alors même que le Japon subit le bombardement atomique en août 1945. Il a fait transférer l’argent à Kobe… où tout a brûlé. Michigami aurait pu être un homme riche… Il a tout perdu. Il enseigne bien le judo à quelques soldats écossais, mais la prohibition des arts martiaux, décrétée par les troupes d’occupation du Général McArthur, le prive de judogi. Michigami achète alors un bateau et se met à la pêche durant trois ans. Il le sait, son destin est ailleurs. 1948 marque la renaissance du judo dans l’archipel. Il est engagé par la ville et la police pour enseigner à nouveau. Il l’envisage comme une mission d’intérêt national pour relever le Japon. Il installe seize tatamis au deuxième étage de l’immeuble de la police et crée le Hassei Judokai avec l’aide de Muneaki Shimizu. Il lui faudra pourtant attendre encore cinq ans et l’âge de quarante ans pour enfin réaliser son rêve de toujours, « imiter » l’expatriation de Mitsuyo Maeda (Waseda), promoteur des arts martiaux autour du monde, celui qui lui donna l’envie de faire du judo.

Bordeaux plutôt que les États-Unis

La France ? On y vient. En 1953, Paul Bonét-Maury, président de la FFJJ, se trouve à l’Hôtel Impérial de Tokyo avec Tamio Kurihara, son professeur – spécialiste de sol, ce dernier est venu en France en décembre 1951 pour trois mois au moment des championnats d’Europe organisés à Paris avec une délégation du Kodokan. Il le recommande pour aller entraîner en France durant un an. Michigami reçoit dans le même temps une offre de San Diego en Californie. Les États-Unis ont sa préférence, mais puisque l’offre vient de son sensei… Le billet Tokyo-Paris arrive deux semaines plus tard. Il quitte le sol japonais le 11 juillet 1953. 

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Mikinosuke Kawaishi et Haku Michigami
Mikinosuke Kawaishi, Ichiro Abe, Shozo Awazu et même Hiroo Mochizuki (qui créera le yoseikan budo) sont arrivés avant lui, et c’est finalement discrètement que ce judoka, déjà septième dan alors âgé de quarante ans, débarque à Orly. Paris, puis très vite Thonon, Biarritz, Arcachon… Après un mois au Kawaishi Dojo où il côtoie Shozo Awazu, il se rend à Bordeaux pour entraîner la zone Sud-Ouest. C’est la rencontre avec le dojo d’André Nocquet.

Il ne perdit jamais

En novembre à Paris, un gala est par ailleurs organisé pour lui : il prend une ligne de dix combattants qu’il bat un à un en six minutes et trente secondes. Il répétera l’exercice à de nombreuses reprises, parfois face à des lignes de vingt combattants. Avec, à chaque fois, ce couperet : une défaite et c’est le retour au Japon. Mais il ne perdit jamais. Le combattant est respecté, le professeur tout autant. Alors qu’on lui demande « qu’est-ce que le judo ? », puisqu’il ne maîtrise pas suffisamment l’anglais, Michigami choisit d’expliquer sa pensée avec « shin » « gi » et « tai » associés. Des mots qui résonneront pour devenir un concept. Lors d’une interview parue en 2002 dans Nihon Keizai Shinbun, il expliquera d’ailleurs avoir employé ces mots spontanément, n’ayant jamais entendu cette expression auparavant. Juillet 1954 : la classe de Michigami (1m73, 78 kg à son arrivée, un peu moins de 70 kg quelques mois plus tard suite au changement de climat et de nourriture), a fait des émules. Mais cela fait déjà un an qu’il est en France. Son « contrat », déjà peu payé, arrive à son terme. Michigami doit repartir au Japon… La France lui demande de rester même si elle le balade un peu. Le lien avec Bordeaux, qui donnera naissance au JC Bordelais en 1956 (pour la formation des kyu) et, en 1963, à l’école de judo Michigami (perfectionnement des ceintures noires), est de plus en plus fort. 

L’hiver suivant, lors d’un entraînement, il impressionne tellement un groupe de Néerlandais qu’ils lui proposent de venir les entraîner aux Pays-Bas. Il refuse. Ils le veulent. En mai de la même année, les Bataves font 1 250 km en voiture et ne serrent le frein à main qu’une fois arrêtés devant le dojo à Bordeaux. Leur abnégation finit de le convaincre. Michigami devient ainsi DTN des Pays-Bas jusqu’en 1968, se rendant tous les deux mois aux Pays-Bas, passant le reste de son temps à Bordeaux. Le résultat ? Michigami entraîne celui qui deviendra une star : Anton Geesink. 

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Jean-Lucien Jazarin, Haku Michigami et Paul de Rocca-Serra
Il lui conseille notamment de travailler physiquement. Lors des championnats d’Europe 1957 et 1958, les Pays-Bas de Geesink font un carton. Surtout, Geesink, médaillé en 1956, deviendra le premier champion du monde non Japonais en 1961. Michigami sera à ses côtés durant toute la compétition. Geesink bat les Japonais Kaminaga en quarts, Koga en demie, puis Sone en finale au sol. Après avoir annoncé qu’il ne ferait pas le déplacement, il ne résiste finalement pas à se rendre aux Jeux Olympiques de Tokyo en 1964. Michigami emmène pour l’occasion cent -un Français en avion charter avec lui. Geesink apprend qu’il est à Tokyo, le fait chercher partout, le fait entrer au stade et, le 21 octobre 1964, Geesink devient champion olympique sur gesa-gatame sous ses yeux. Une belle histoire.

Écarté du projet fédéral

Avec la France, les choses sont différentes. À la rupture de la fédération et du Collège des Ceintures Noires en 1956, soutenant par conviction le Collège pour les critères d’obtention de la ceinture noire et les katas, il en devient le directeur technique. La « rupture » avec la fédération est consommée, Michigami fait figure d’opposant. Kawaishi et Awazu sont à Paris, il y a donc peu de place pour lui et il s’installe définitivement en Gironde. Il fait même, à cette époque, l’objet d’une enquête pour « communisme » de la part du ministère des Affaires étrangères… Sur le sol français, mais « écarté » du projet fédéral, il dispensera jusqu’en 2002 des cours dans plus de trente pays du monde, formant des milliers de ceintures noires et laissant, en héritage, le style et l’état d’esprit Michigami, un judo traditionnel notamment incarné par le Judo Club Bordelais et l’Académie de Judo Michigami.

Son influence sur le judo

  • Initiateur du concept Shin-Gi-Tai
  • Formateur d’Anton Geesink et acteur majeur de la victoire de l’Europe sur le Japon aux JO 1964 (succès de Geesink sur Kaminaga) faisant du judo un sport mondial
  • Directeur technique du Collège National des Ceintures Noires, dont la rupture – fracture entre la tradition et le sportif – intervient en 1956 avec la fédération, une école de judo traditionnel, le Cercle Maurice Philippe, devenu Cercle Pédagogique de Judo Traditionnel en 1967
  • Héritage laissé à travers l’école Michigami